Mais quel est votre sujet ?
On croit toujours tout connaître de l’univers de Georges Appaix tant il est cohérent dans ses paradoxes : chanson de gestes et précis de mouvements, textos chorégraphiques en langue jazzée, épices de pensée... Un art du fragment qui joue de la liaison et des ruptures, qui parle par exclamations et brouillages plutôt que par discours et récits. Des pièces qui filent entre l’air et la matière, comme les danseurs à travers cette portière méditerranéenne de Brigitte Garcia, presque toujours posée, légère, en un coin de la scène. Une grammaire toute en ponctuations, moins déterminante que variable, et une langue qui ne sépare pas les élans du cœur et les non dits, les malentendus et les éclairs d’intuition. La langue des hommes, avec un peu des cris de la fée…
Ici l’empêchement malicieux des incommuniquants – « pourquoi parlons-nous la même langue et parlons-nous différemment ? »-, ici encore et en même temps, le bégaiement délicieux des amoureux et des poètes qui ne cessent de redire leur foi dans l’intervalle du monde.
On croit savoir… Et pourtant, tout bouge, surtout depuis M encore, cette pièce emportée au vent des mots de Deleuze… Déjà, les duos prennent leur temps et une conversation, toute morcelée qu’elle soit, ne lâche pas le morceau avant d’avoir fait rendre gorge à toutes ses possibles variations. Même contraint dans ses termes, le texte développe toute une gamme d’entendements …Un bout à bout très abouti qui construit jusqu’au bout sa scène.
Non seulement... est l’accomplissement d’un désir : un tour de chant comme il se doit, avec musiciens et danseurs comme il ne s’en trouve guère. Là encore, Appaix, en auteur-compositeur-interprète, répond au défi du genre et polit chaque chanson comme une petite planète.
Once upon a time... fait le pari de garder tout ensemble l’abstraction et le concret des choses, « Ca, c’est quelque chose qui n’est rien » dit François Bouteau, manipulant Pascale Cherblanc, parlant en postures de l’énigme des formes avant d’interpeller, très quotidiennement, la danseuse et l’amie… À travers ses épisodes plastiques, chorégraphiques et sonores, le spectacle garde le cap de son sujet.
Le sujet, justement, de Question de Goûts, dernier solo en date du chorégraphe, c’est ce qui se passe, Immédiatement, là, tout de suite, son solo de 1996, quand un homme seul entre sur scène sans idée arrêtée mais avec l’envie d’y agir. Une histoire entre artiste et spectateurs puisque rien ne se fera sans l’un et les autres. Georges Appaix incarne un texte linéaire et progressif, qui déroule la situation et joue de tout ce qui lui passe par la tête et le corps, au fil de la création, donc de la représentation. Au risque du présent continu. Ce sera la base – sans doute fort chahutée - de la création à venir, Rien que cette ampoule dans l’obscurité du théâtre enlevée par 7 interprètes.
Georges Appaix ne renie sans doute pas les charmes de la séquence, du collage, du montage.
Mais il semble poursuivre plus fermement que jamais, à travers les tressauts et détours d’une voix intérieure, son cher sujet.
Quel est-il ?
Je parie pour le démon de la scène, qui prétend faire langue en tout lieu et tout instant.
Christine Rodès, janvier 2008
Les interprètes
C’est leur singularité qui me touche. Je peux être séduit par un virtuose mais je choisirai finalement quelqu’un qui danse simplement mais d’une façon toute personnelle.
D’ailleurs, j’ai énormément de mal à remplacer un interprète : le spectacle est fait de lui tout entier... ses intonations, sa façon de bouger, son comportement...
Dans ce groupe de travail, les interprètes ont tous des origines différentes. Ils viennent de la danse - sauf Eric Houzelot, qui vient du théâtre - mais par des chemins très divers. Tous ont un rapport à l’écriture et leurs textes prennent une place considérable dans les spectacles. Jean-Paul Bourel et Sabine Macher (qui a publié plusieurs livres) sont des amis de longue date, François Bouteau développe un travail de chorégraphe que j’admire et tous trois ont par ailleurs travaillé avec le Groupe Dunes.
Chaque danseur prend une place, une position particulière et s’inscrit aussi dans un choeur, par un travail d’unisson que je fixe. C’est parfois difficile, il me faut imposer des choix, j’ai toujours pris la position de la personne qui décide et qui tranche, ça n’a pas été un collectif.
Beaucoup d’interprètes étrangers sont venus, souvent italiens comme Marco Berrettini, Claudia Triozzi, Chiara Gallerani... Quant à Sabine Macher et Marco Berrettini, ils étaient parfaitement quadrilingues, ce qui élargissait considérablement le travail sur la transversalité des langues, Ia traduction, les jeux de sens, de sonorité, de musicalité.
Le mouvement
Les textes sont écrits, empruntés à des auteurs ou rédigés au sein de la compagnie, proposés par moi ou par les danseurs mais ils sont, en tout cas, très vite stables. Le mouvement, par contre, et plus encore ces derniers temps, trouve souvent sa forme à travers l’improvisation.
Cela passe par un travail d’atelier et un canevas précis, une structure très contraignante - qu’elle s’applique à I’espace, au dialogue, aux rapports avec le son... J’essaie de mettre les interprètes dans une situation de déséquilibre, de quête, une situation qui n’est pas faite pour décrire des états psychologiques mais pour créer des états d’intranquilité. C’est aussi une manière d’être entre les choses, entre la danse et la voix, entre le langage parle et le chant, entre danser et ne pas danser.
En fait, tout cela, c’est du mouvement. Tout ce qui élargit l’espace des interprètes sur la scène, leur espace physique, mental, leur expression, est intéressant, et cela agrandit en même temps les possibilités de perception du spectateur.
Oui, tout ce qui dilate est bon à prendre. Cela pousse aux opérations de combinaison. Les choses avancent et en même temps, se déplacent sur le côté, forment des figures... Dans ma tête, ça a parfois à voir avec la géométrie, peut-être à cause de mon histoire.... Quand je pense au mouvement, j’imagine des nappes qui se déplacent. Quand je raconte une histoire sur scène, c’est forcément quelqu’un qui bouge, qui avance : c’est comme un vecteur mathématique, un segment orienté. Et si cette histoire, par surcroît, change de langue d’un interprète à l’autre, ou si quelqu’un traduit, ça se déplace dans l’autre sens, on ouvre une deuxième dimension, concomitante à la première, et si la danse s’en mêle, ç’en est une troisième... Le mouvement devient exponentiel : un hyper-mouvement des corps, des perceptions, des sensations !
Le spectateur
Peut-être faut-il qu’il y ait une différence de potentiel permanente entre le public et les interprètes pour que l’énergie circule. Et que ce qui se passe sur scène soit toujours sur le point de basculer. Précisément dessiné, mais énigmatique - oui, mystérieux. Parce que c’est alors au spectateur de jouer, de relier les bribes, d’interpréter.
Par expérience, je sais que c’est le public qui révèle le spectacle, comme par développement photographique. Apparaissent des choses qui jusque-là n’existaient pas ou qui existaient différemment la veille. C’est de l’interactivité : certaines salles rient, d’autres non. Ca tient à l’échange entre les interprètes et le public et à la contamination des spectateurs entre eux ; en tout cas, ça relativise l’influence du chorégraphe.
Ce qu’on voudrait permanent, cette écriture chorégraphique, est en fait plastique et peut s’éloigner de sa forme initiale...
Spectacle vivant, oui...
Le temps
Je ne suis pas tout à fait dans le temps commun du spectacle, je résiste à la gestion habituelle d’une scène : exposition, évolution, résolution d’un drame. Mon temps, c’est celui des vignettes, des vignettes pas inertes et déjà dans le mouvement. Et ma marge de manœuvre est plus sur le voisinage, la transition des choses que sur les choses elles-mêmes.
Certains artistes conçoivent une pièce comme une courbe d’intensité, avec ascension et point culminant. Mes spectacles sont plutôt faits d’ilôts autonomes qui posent la question de leur proximité et de leur combinaison. Pour moi, la composition est comme la cuisine des couleurs assemblées... des matériaux simples sur lesquels on réfléchira. J’ai eu beaucoup de curiosité pour les arts plastiques, Duchamp, Rauschenberg, les Nouveaux Réalistes ou Baquié à Marseille (...), des gens qui travaillaient la captation sur le mode du fragment ou de la citation, et le traitement sur le mode du collage - ou du détournement. Cette légèreté-là me va. Je n’aime pas beaucoup le manifeste, la déclaration ni l’emphase....
Je fais partie des gens pour qui un spectacle est un instant dans la continuité du travail. Godard, par exemple, qui construit un scénario comme on décide de remettre certaines choses sur le tapis. Avec Godard, tout à coup, il y des choses qui prennent une grande acuité sans qu’on nous prenne par la main et qu’on nous mette en condition. Chez lui, l’émotion, c’est quand tout arrive par surprise et simplement, comme dans la réalité.
La musique
Il y a la chanson, c’est le lieu de rencontre de la musique et des mots et c’est un petit théâtre en trois minutes, un bout d’histoire, une séquence courte. Ce qui me plaît dans cet art populaire, c’est la combinaison de simplicité et de raffinement.
Les musiciens de jazz, eux, ont réussi à trouver un chemin entre la structure et la liberté. J’ai souvent utilisé Coltrane (le grand libre, le grand mélodiste !) et qui d’ailleurs me fait penser à Ponge parce qu’il est capable de ressortir une bluette, un air que tout le monde chante et d’en faire quelque chose de sophistiqué. Le jazz, c’est la musique transversale par excellence, la musique métisse qui intègre toutes sortes de matières, classiques, ethniques, expérimentales, qui recycle et invente sans cesse, à travers les standards, les improvisations... Je suis évidemment sensible au rythme des batteurs, à la syncope, aux changements de mesure, au décalage du tempo... là encore s’exerce la rupture et la dissociation corporelle qui, par ailleurs, est une de nos grandes préoccupations. La chaleur des sonorités me touche, en particulier celle du saxophone, c’est par cet instrument que j’ai physiquement éprouvé la constance de la respiration, le travail du souffle... C’est à partir de là que j’ai eu envie, dans la danse, de travailler avec la voix, inspiré à l’époque par le travail des Double Six qui transcrivaient en paroles des musiques de jazz, note à note, et qui tissaient ensemble les mots, la mélodie et le rythme ; aujourd’hui j’écoute André Minvielle et Bernard Lubat.
J’aime aussi les musiques chorales, méditerranéennes, en particulier Giovanna Marini dont j’ai utilisé les musiques dans Le Bel Été, d’après le récit de Pavese, toujours pour ce même cocktail d’ingrédients populaires et de mixage raffiné. Après, j’ai glissé vers des musiques latines de danse, mambo, cha cha... Ces musiques à danser correspondent souvent dans le spectacle à des moments de repos, de plaisir immédiat, de connivence et permettent, par contraste, de mettre en valeur des éléments de textes plus complexes, qui sollicitent davantage l’attention du spectateur.
Les textes
J’ai préféré m’appuyer soit sur la poésie, soit sur l’essai. Le poète est celui qui est capable d’agrandir l’espace de chaque mot, de lui donner des territoires nouveaux. Il n’est pas très loin du clown par sa façon d’être libre, en déséquilibre...
Comme Ponge, par exemple, il y a chez lui une certaine façon de regarder un caillou et de lui donner la même importance qu’au monde entier : c’est le regard qui compte, le prix qu’on donne aux choses, l’élection. Son écriture me convient : recherche de sonorités, possibilité de chahutage, de découpe... Ses textes se prêtent à mes manipulations irrespectueuses - dans Basta !, j’en ai bien usé, je me suis amusé. Pour Hypothèse fragile, toute l’équipe a choisi des textes et Queneau, Pérec sont revenus souvent...
Les philosophes, c’est pour le déclic. J’ai travaillé avec des phrases de Diderot, Jankelevich ou Deleuze. Tu prends une petite phrase, elle est précise, elle donne une information, elle ouvre un espace mental : ce n’est pas flou, c’est bien un point (le punctum de Barthes) et en même temps, c’est universel, un point qui circule, un point nomade...
Entretien avec Georges Appaix par Christine Rodès (extraits), revue La Pensée de Midi, "Création(s), la traversée des frontières", n°2, sept. 2000.